LA TRILOGIE D’ALEXANDROPOL

L

Тесаный камень на земле долго не останется.
ОРЕВУАР, РЕЗЕРВУАР, САМОВАР
Labor omnia vincit improbus.
Gutta cavat lapidem
Все побеждает упорный труд.
Капля камень точит.
« Il me semble qu’être réalisateur ne s’apprend pas, on l’est de naissance. C’est une aventure de l’enfance, prendre l’initiative parmi les autres enfants et devenir le réalisateur. Créer un mystère de
Moyen Âge, créer une plastique, s’inventer et tourmenter tous les gens autour de soi avec son côté artiste. La nuit faire peur à sa maman, à sa grand-mère. Se travestir, se métamorphoser tantôt en
tante Charley, tantôt en personnage d’un conte d’Andersen, sortir de la malle au trésor les plumes et se faire coq, ou même se métamorphoser en oiseau de feu.
Tout cela me poursuit depuis l’enfance. Il me semble que c’est ça, être réalisateur. Ça ne s’apprend pas, même dans une institution aussi idéale que VGIK. »
Réalisateur Sergei Paradjanov
J’ai fait mes études à VGIK, à la faculté des scénaristes. J’ai eu beaucoup de chance avec mes
professeurs. Le scénariste Valentin Chernykh dirigeait l’atelier d’écriture. Il avait coécrit Moscou ne
croit pas les larmes. Leonid Nekhoroshev, pédagogue principal, à qui on devait à l’époque l’écriture
de Stalker, de Tarkovski.
Mes professeurs m’ont demandé d’écrire trois récits inspirés par les plus fortes impressions que
m’ont laissées mon enfance. Je me suis souvenu des funérailles de ma Petite Étoile. La cérémonie de
la veillée comme ses funérailles avaient été très gaies. Toute la grande famille et le clan s’étaient
réunis pour l’occasion. Des personnes qui ne s’étaient pas vues depuis longtemps. Comme la Petite
Étoile avait presque cent ans, personne ne faisait une tragédie de sa mort. J’étais le seul à être triste.
Je n’avais que treize ans.
Mon premier récit, je l’ai construit à partir d’odeurs.
La veillée funéraire se tenait à la maison. L’odeur du cadavre de la Petite Étoile se mêlait à celle des
fleurs disposées autour de son cercueil. Ça, c’était avant que débarque toute la famille de la ville
natale de Paradjanov, Tbilissi. En tout, une vingtaine de personnes. Il n’y avait que des femmes, des
vrais personnages tout droit sortis des films de Federico Fellini. Elles portaient toutes le même
manteau de fourrure de vison, très cher, et fumaient les longues cigarettes pour dame, des Dumont.
Elles n’auraient jamais osé fumer devant la Petite Étoile.
L’odeur des cigarettes étrangères se mêlait à celles du cadavre et des fleurs. Les dames de Tiflis
m’aimaient beaucoup. Chacune me serrait dans ses bras et m’embrassait. Toutes avaient des poitrines blanches opulentes, et le contraste, entre la blancheur des poitrines et le décolleté des
robes noires ajoutait du charme à leur aura féminine. Petite Étoile aussi était en noir. Elle regardait fixement le plafond, les yeux fermés. Tout cela ne lui aurait pas plu.
Du côté de ma mère, j’avais cinq grand-mères. Je les appelais toutes « Babo ». Elles s’aimaient
tellement que, lorsque l’une d’entre elles mourait, la famille était obligée de le cacher à ses sœurs.
Leur liaison se passait par le téléphone posé sur la table de chevet de l’aînée des cinq sœurs,
Eupraxie. Celle-ci, paralysée, ne quittait plus son lit. Tous les matins elle téléphonait à ses sœurs. Je
l’ai toujours vue au lit avec un châle écossais sur les épaules. La première fois que je l’ai vue avec une
robe de velours, elle était allongée dans son cercueil. J’avais l’impression qu’elle pouvait marcher de
nouveau. Pourquoi dans ce cas porter une si belle robe ? Le titre de ce récit était « Téléphone
Babo ».
J’ai travaillé comme projectionniste au cinéma Octobre de ma ville natale. Là aussi, j’ai eu beaucoup
de chance avec le répertoire. Petite Étoile n’était plus là, c’était l’époque de Gorbatchev. Sans aucun
doute, la période n’aurait pas plu à Petite Étoile. Dans ce temps-là, je montrais les films comme La
Femme d’à côté ou Vivement dimanche de mon réalisateur préféré, François Truffaut. Le Désert rouge de Michelangelo Antonioni, Fanny et Alexandre, de Bergman, Nostalghia et Le Sacrifice, de
Tarkovski. Le Charme discret de la bourgeoisie, de Louis Buñuel. Le Secret de Veronica Voss, et Le Mariage de Maria Braun, de Fassbinder, Huit et demi, Et vogue le navire de Federico Fellini.
Amadeus, Ragtime, Vol au-dessus d’un nid de coucou de Milos Forman, Paris, Texas de Wim
Wenders.
Les premières séances de cinéma commençaient toujours à 11 heures. Le tremblement de terre a eu
lieu à 11 h 40, le 7 décembre 1988. La séance a été interrompu. Ces jours-là, je projetais un film
indien, dont le titre était fort à propos : Gange, tes eaux se sont troublées. Juste devant le cinéma, il y
avait l’église du Saint-Sauveur-de-Tous. Toute mon enfance s’est passée dans la cour de cette église.
Je l’ai vue s’effondrer sous mes yeux. La grande coupole s’est affaissée avec un bruit assourdissant,
laissant un gros nuage de poussière, comme un champignon atomique.
Je n’y ai pas cru.
Lorsque la poussière s’est dissipée, j’ai vu que la maison où je suis né avais elle aussi disparu. Sous les
décombres, à part mes proches, j’ai trouvé un tablier noir à pois blancs. Il coûtait très cher et était de
fabrication allemande. C’était le cadeau qu’avaient fait les dames de Tiflis à la Petite Étoile.
Le tablier, qui avait été acheté au marché noir soviétique, était couvert de poussière. L’affiche du film
Gange, tes eaux se sont troublées, dans la vitrine d’un coiffeur pour dames juste en face, elle aussi
était couverte de poussière. Elle est restée ainsi presque deux ans.
Ce récit s’intitule « Le miroir d’un projectionniste urbain ».
Mon professeur Leonid Nekhoroshev, le scénariste de Stalker, de Tarkovski, m’a dit qu’il y avait de
quoi faire trois films avec ces récits. « Il ne vous reste qu’à apprendre le métier. Vous êtes devenu
écrivain et réalisateur à l’occasion des funérailles de votre Petite Étoile, pendant les veillées de vos
Babos. »
Je ne sais pas pourquoi, tout ça m’est sorti de la tête.
Les années se sont écoulées. Je réalisais des documentaires, écrivais des articles, des récits et des
feuilletons contre les gouvernements successifs. À cause de ça, on m’avait interdit d’exercer ma
profession. C’était dans l’Arménie d’avant la révolution de 2018.
En revanche, les gens ont commencé à m’apprécier pour ma position citoyenne tranchée. Le jour où
on m’a annoncé que je ne pouvais plus exercer mon métier, je suis allé rendre visite à la Petite Étoile
au cimetière de la ville numéro 1. Il pleuvait à verse, et il faisait très froid. Mais le souvenir des
funérailles de la Petite Étoile, qui était un jour froid de février, m’enveloppait d’une chaleur
étonnante. Je me suis rappelé les mottes de terre humide tombant sur le cercueil et rebondissant
avec un grincement désagréable.
Une fois rentré, j’ai publié sur Facebook tous les récits écrits il y a presque quatorze ans, et je suis allé
me coucher. Le matin, à mon réveil, j’ai trouvé une quantité de commentaires enthousiastes. Parmi
eux, il y en avait un du réalisateur russe Kirill Serebrennikov qui, à cette époque, était assigné à
résidence à Moscou : « Vous n’avez pas essayé d’écrire ? Il y a de la matière pour trois livres ! »
Ces trois livres, je les ai écrits.
Mais comment les éditer, puisque j’étais interdit d’exercer ma profession et que mes comptes
bancaires étaient bloqués ? Comme il était question de mes ancêtres et de mon enfance, je voulais
absolument utiliser le papier le plus cher qui soit, un papier d’Indonésie, d’Inde, de Suède ou bien de
Finlande.
J’avais un auditoire très important sur les réseaux sociaux, j’ai donc lancé une campagne de
financement. De cette façon, j’ai pu vendre les trois livres avant même leur édition.
C’est ainsi que la trilogie d’Alexandropol est né :
Les Funérailles de ma Petite Étoile, Téléphone Babo et Le Miroir d’un projectionniste urbain. Je suis
devenu l’écrivain le plus cher dans l’histoire de l’Arménie.
« Buvons à ceux qui étaient contre ! », comme disait le grand chansonnier Aznavour.
Maintenant, on publie La Trilogie d’Alexandropol dans une cinquantaine de pays.
Les Funérailles de ma Petite Étoile a reçu le Grand Prix, la plus haute récompense parmi 391 livres.
C’est Nikolai Bourliaev qui m’a remis le prix, qui avait joué le rôle d’Ivan dans L’Enfance d’Ivan et celui
de Boriska dans Andrej Roublev. Que ce soit lui avait une valeur très symbolique pour moi.
C’était comme un retour dans le grand art et mon devoir.
J’ai dédié ce prix à Tarkovski, sur sa tombe même au cimetière russe de Saint-Geneviève des Bois, où
il est écrit : « Andrei Tarkovski. À l’homme qui a vu l’ange. »
Anna Evtikheeva avait raison.
Dans Les Funérailles de ma Petite Étoile, le poème du grand poète russe Arséni Tarkovski est comme
une pierre angulaire du livre.
Vivez dans la maison : qu’elle ne s’effondre pas,
Je mande un siècle quel qu’il soit
J’entrerai en lui pour y bâtir une demeure.
Certains de mes lecteurs ont acheté un exemplaire de mon livre à 1 000 euros. C’était une sorte de
mécénat. On commandait le livre de Paris, de Vienne, de New York. Les lecteurs étaient tous des
anciens habitants de ma ville, et ils disaient tous la même chose : « Après le tremblement de terre,
nous avons enterré notre ville, et nous sommes parti. Avec tes livres, tu nous as rendu notre ville. »
Malheureusement, aucun de mes anciens maîtres n’a pu lire ma trilogie.
À l’exception de mon professeur de théorie du drame et de structure de scénario, Vladimir
Mashukov.
Il m’a dit : « Vous pensez avoir écrit les livres ? Vous avez écrit votre destin. L’essentiel est que votre
livre n’est pas un manifeste, il ne contient aucun message. »
Je me suis souvenu des mots de mon réalisateur préféré, François Truffaut. Il avait donné ce conseil aux réalisateurs qui considèrent leur film comme des messages : « Si vous avez un désir soudain de
communiquer un message à votre spectateur, allez à la poste et envoyez-lui un télégramme. »
Paradjanov avait raison : « Être réalisateur, ça ne s’apprend pas, c’est inné. »
Et l’écrivain, il n’a pas besoin de rien inventer, il lui suffit seulement de se souvenir.